Newsletter FRI 2024#2 - Editorial

Chères lectrices, chers lecteurs 

Dans un arrêt du 9 avril 2024 rendu en grande chambre (résumé et commenté dans une contribution invitée de Me Raphaël Mahaim dans cette Newsletter), la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après «la Cour») a pour la première fois constaté qu’un Etat avait violé l’article 8 CEDH en raison de l’insuffisance de son cadre légal visant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

La Cour a statué sur une requête de l’association KlimaSeniorinnen Schweiz, composée de plus de 2000 femmes âgées en moyenne de 73 ans, et plusieurs de ses membres (ci-après «les requérantes») contre la Suisse. Selon ses statuts, cette association vise une protection efficace du climat dans l’intérêt tant de ses membres que du reste de la population et des générations futures. Les requérantes avaient introduit en Suisse des recours juridictionnels suite à une fin de non-recevoir opposée le 25 avril 2017 par l’administration fédérale à leurs demandes du 25 novembre 2016 visant à remédier aux manquements de l’Etat à ses obligations de protection du climat. Ces recours avaient été déclarés irrecevables notamment pour le motif que les requérantes n’étaient pas atteintes dans leurs droits avec une intensité suffisante par les manquements dénoncés et l’augmentation future de température pouvant en résulter (ATF 146 I 145 consid. 5.4–5.5 p. 153 e.s.; voir aussi arrêt du TAF A-2992/2017 du 27 novembre 2019 consid. 7.4.3).

La Cour a certes dénié aux requérantes membres de l’association, en tant que telles, la qualité de victime au sens de l’article 34 CEDH en raison de l’absence, selon elle, de besoin impérieux personnel et étayé d’assurer leur protection individuelle (§ 527–535). Elle a cependant reconnu les constats internationaux sur la vulnérabilité particulière des femmes âgées au changement climatique (§§ 510, 529-530) et estimé que l'association KlimaSeniorinnen était «véritablement représentative et habilitée à agir pour le compte de personnes pouvant faire valoir de manière défendable que leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie tels que protégés par la Convention se trouvent exposés à des menaces ou conséquences néfastes spécifiques liées au changement climatique» (§ 524). Elle lui a ainsi reconnu sa qualité pour agir (§§ 521–526; voir aussi §§ 622-623). Son moyen tiré de la violation de l'article 8 CEDH s’est avéré fondé (cf. §§ 558-574). Sur le plan procédural, la Cour a constaté une violation de l’article 6, § 1er, CEDH (§ 629-640).

La vulnérabilité particulière des femmes âgées au changement climatique fait de cette crise une question liée au genre et un problème intersectionnel (cf. les contributions d'Angela Hefti relatives à l'intersectionnalité dans les litiges climatiques fondés sur les droits humains résumées dans notre newsletter). A l’échelle mondiale, cette vulnérabilité est notamment expliquée comme suit dans les rapports internationaux. Le taux de mortalité et les problèmes de santé des personnes âgées exacerbés par les pics de chaleurs sont plus élevés que pour les autres groupes de la population. Les personnes âgées sont notamment plus sensibles à la déshydratation. La précarité financière qui les touche souvent les rend plus sensibles aux hausses de prix des denrées alimentaires. En cas de situation d’urgence, leur mobilité est limitée. Elles ont en outre davantage de difficultés à faire valoir leurs droits. Or, la majorité des personnes âgées sont des femmes, ce qui implique des besoins accrus pour elles en termes de santé. En raison des inégalités subies en tant que femmes, les femmes âgées se situent en outre dans une situation encore plus défavorable limitant davantage leur accès à des ressources de tout type (eau, alimentation, soins de santé, logement sûr et salubre, éducation, crédits financiers et technologies) et donc, leurs capacités de s’adapter au réchauffement climatique. Dès lors qu'elles assurent la culture et les récoltes dans de nombreux pays, leur charge peut devenir encore plus pénible suite à ce réchauffement. Elles sont aussi exposées à des maltraitances en cas de dépendance de soins et celles-ci peuvent s’accroître en situation d’urgence suite à une catastrophe naturelle. Leurs responsabilités familiales, leurs faibles moyens et les règles existantes peuvent les empêcher de quitter leur région si une telle catastrophe a lieu. Enfin, en cas de migration due au réchauffement climatique, elles sont exposées à des risques de discriminations, de violence sexiste et de traite des êtres humains (cf. rapport A/76/157 du 16 juillet 2021 de l’Experte indépendante des Nations Unies chargée de promouvoir l’exercice par les personnes  âgées de tous les droits de l’homme, §§5, 11, 17-35, 44, 49 et 58-59 et 61; rapport du 30 avril 2021 du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, §§ 5, 9, 11, 13, 15, 21, 23, 25, 29 et 35; et recommandation générale n°37 du 13 février 2018 du CEDAW, §§ 3-5, 55, 61-63, 69-70 et 75-76).

Au § 8 de la Déclaration sur les droits de l’homme et les changements climatiques du 14 mai 2020, plusieurs comités de l’ONU ont souligné que les femmes et les autres personnes plus vulnérables au changement climatique ne doivent pas seulement être perçues comme des victimes mais bien aussi «comme des agents du changement et des partenaires essentiels dans les initiatives locales, nationales et internationales face aux changements climatiques» (cf. aussi les contributions précitées d’Angela Hefti et le  Gender Equality Report de 2024 de la Commission européenne (p. 54) également résumé dans notre newsletter).

Nos aînées l’ont prouvé. Refusant de se résoudre à la fatalité, elles ont franchi avec succès tous les obstacles pour obtenir la reconnaissance de manquements de la Suisse dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette victoire est pour nous une source de joie et de fierté. Telle un phare, elle donne à la population de 46 Etats européens la certitude de disposer d’un fondement juridique commun pour faire valoir la violation par leurs Etats respectifs de leurs obligations en matière de changement climatique et d’exiger des mesures efficaces pour faire face à ce changement.

Pour la rédaction: Alexandre Fraikin (rédacteur responsable), Sandra Hotz, Manuela Hugentobler, Nils Kapferer et Rosemarie Weibel, avec la participation de Rebecca Rohm


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