Mise en œuvre de l’arrêt des aînées pour le climat : tumultes jurico-politiques en terre helvète
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Gender Law Newsletter FRI 2024#4, 01.12.2024 - Newsletter abonnieren
EUROPE ET SUISSE: MISE EN OEUVRE D'UN ARRÊT (CONTRIBUTION INVITÉE)
Raphaël Mahaim[1], Dr. iur, avocat à Lausanne, chargé de cours en droit public, conseiller national (VD)
Cette contribution invitée examine de façon critique l'accueil réservé à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 9 avril 2024 KlimaSeniorinnen et autres contre Suisse (requête n°53600/20) par les autorités suisses soumises à l'obligation de le mettre en œuvre. Elle situe cet accueil dans une perspective historique et politique plus large, souligne en particulier l'impact négatif de cet accueil pour l'Etat de droit et trace les prochaines étapes de la mise en œuvre de l'arrêt.
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I. Une tempête de réactions politiques
Ce mois de novembre 2024 est celui des 50 ans de l’adhésion de la Suisse à la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH). La Confédération a très respectueusement organisé quelques festivités pour marquer le coup, notamment sous la forme d’un colloque consacré aux «Développements et défis actuels du système de la Convention», en présence du Conseiller fédéral Beat Jans, du juge suisse à la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) Andreas Zünd, de parlementaires et de plusieurs éminent-e-s représentant-e-s de la doctrine.
Mais, en réalité, le cœur n’y est pas: en août dernier, le Conseil fédéral annonçait froidement que la Suisse satisfaisait déjà aux exigences de l’arrêt de la CourEDH Klimaseniorinnen contre Suisse en matière de politique climatique eu égard à son droit interne. Cette communication faisait suite à une déclaration adoptée avant l’été au Conseil national et au Conseil des Etats et invitant le Conseil fédéral à ne pas donner suite à l’arrêt des juges de Strasbourg.
Cet automne, le Conseil fédéral a adressé au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe un plan d’action pour la mise en œuvre de l’arrêt, document qu’il a d’ailleurs assez curieusement intitulé «bilan d’action» et qui ressemble en réalité à une justification a posteriori de son action en la matière. En substance, le Conseil fédéral y soutient que la révision récente de la loi du 23 décembre 2011 sur le CO2 (LCO2) et l’entrée en vigueur de la loi fédérale du 30 septembre 2022 sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique (LCl) adoptée en juin 2023 en votation populaire répondent aux critiques de la CourEDH. Des arguments pourtant en grande partie déjà examinés et rejetés par cette dernière dans son arrêt, la trajectoire suisse de réduction des gaz à effet de serre et les instruments pour la mettre en œuvre étant insuffisants compte tenu de ses obligations positives analysées à l’aune des droits protégés par la CEDH[2].
II. La remise en question de la CEDH
Ces derniers développements résonnent comme les points d’orgue de plusieurs mois de tumultes autour de la CourEDH et de son arrêt dans l’affaire des aînées. Qui aurait pu prédire une année si mouvementée sur le front des droits humains et en particulier du rôle de la CEDH en Suisse? Cette affaire et ses suites politico-juridiques en disent autant sur le traitement de la question climatique que sur l’accueil réservé aux jugements de la CourEDH en Suisse, terre encore marquée par une forte défiance envers le juge constitutionnel, surtout lorsqu’il est strasbourgeois. Au point que lors de la session parlementaire de septembre 2024, les deux Chambres ont dû débattre de motions demandant de dénoncer la CEDH. Fort heureusement rejetées, ces motions n'ont eu qu’un seul équivalent durant les 50 ans de vie helvétique de la CEDH. En 1988, la Suisse a été condamnée à Strasbourg pour violation de l’art. 6 CEDH en raison d’une sanction prononcée par la commission municipale de police contre Madame Belilos, militante du mouvement Lôzane bouge ayant participé à une manifestation non autorisée. La Cour avait retenu une violation du droit à un tribunal indépendant et impartial car la commission de police ne pouvait garantir la neutralité requise pour une telle procédure pénale. Suite à cet arrêt, la Suisse avait dû procéder à diverses réformes de son système judiciaire et cela avait provoqué un tollé politique : le Conseil des Etats avait de justesse rejeté une motion demandant de dénoncer la CEDH.
Pour mémoire, l’art. 46 al. 1 CEDH dispose que «les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties». Certes, dans les débats parlementaires au sujet des motions précitées, le Conseil fédéral a rappelé son attachement au Conseil de l’Europe et réaffirmé son refus de sortir de la CEDH. En annonçant toutefois publiquement ne pas vouloir mettre en œuvre l’arrêt des Klimaseniorinnen, le Conseil fédéral a fait une interprétation très particulière – pour dire le moins – de cette disposition conventionnelle. Par ailleurs, il a donné un signal très délétère sous l’angle de l’État de droit. Comme le disait très justement le constitutionnaliste et Conseiller aux États René Rhinow lors des débats parlementaires sur l’affaire Belilos en 1988 : «Ich glaube, wenn wir gegenüber den Bürgerinnen und Bürgern sagen, sie dürften das Recht nicht verletzen, dann müssen wir auch so konsequent sein, uns als Behörden auf jeden Fall und immer an das Recht zu halten»[3].
III. La surveillance de l’exécution de l’arrêt
Quoi qu’il en soit et quelles que soient les déclarations politiques des autorités politiques suisses, la balle est maintenant dans le camp du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe: c’est lui qui est en charge de la surveillance de l’exécution de l’arrêt des Klimaseniorinnen, comme le prévoit l’art. 46 CEDH. Il a déjà décidé que l’exécution de cet arrêt serait soumise à une surveillance dite soutenue, réservée en particulier aux affaires qui révèlent des problèmes structurels importants (en particulier les arrêts pilotes).
Le Comité des ministres va examiner ces prochains temps le plan d’action remis par le Conseil fédéral. Les aînées auront la possibilité de s’exprimer durant ce processus et elles comptent bien faire valoir leurs droits: l’inaction de la Suisse, qui refuse purement et simplement de prendre les mesures nécessaires pour se mettre en conformité avec les injonctions de la CourEDH dans son arrêt du 9 avril 2024, est insoutenable. A cet égard, il n’est pas contesté que la Suisse dispose d’une marge d'appréciation quant aux moyens à mettre en œuvre pour sa politique climatique. En ce qui concerne toutefois ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre et le respect de ceux-ci, la CourEDH a été parfaitement claire: il n’existe pas de marge d’appréciation de l’Etat, qui doit tout simplement s’y conformer, sous peine de violer le droit à la santé des aînées découlant de l’art. 8 CEDH.
Le Comité des Ministres peut contribuer à l'exécution de différentes manières, notamment par des recommandations formulées dans des décisions et des résolutions intérimaires. Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif, il peut, après une mise en demeure et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question (art. 46 al. 3 CEDH). On parle alors d’une «procédure en manquement», mécanisme appliqué de façon exceptionnelle[4]. Si la Cour conclut à une violation de la part de l’Etat concerné, il revient en définitive au Comité des Ministres de décider des mesures à prendre, lesquelles sont alors de nature politique (limitation des droits de participation au Conseil de l’Europe par exemple).
La route est encore longue jusqu’à ce que le Comité des Ministres se prononce sur la réaction de la Suisse suite à l’arrêt Klimaseniorinnen. Le débat est loin d’être clos. Rarement un arrêt de la CourEDH aura autant déchaîné les passions et secoué le landerneau politique helvétique. C’est un signe de plus, si besoin était, que cette décision de la CourEDH restera dans les livres d’histoire comme un tournant majeur. Il suscitera critiques et éloges pendant encore de nombreuses années. Déjà, il inspire des juridictions étrangères, même en dehors des Etats membres du Conseil de l’Europe. Il sera également une référence incontournable pour le Cour internationale de justice à La Haye qui travaille actuellement d’arrache-pied à la préparation de son avis consultatif sur la responsabilité des Etats dans la lutte contre le dérèglement climatique.
[4] Le premier cas d’application de la procédure en manquement a été l’affaire tranchée dans l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (Grande Chambre) du 29 mai 2019, Mammadov c. Azerbaïdjan (requête n°15172/13).
Accès direct au commentaire de l'arrêt KlimaSeniorinnen (Newsletter 2024#2)
Accès direct à la déclaration du Conseil des Etats vom 5 juin 2024 (https://www.parlament.ch)
Accès direct à la déclaration du Conseil national du 12 juin 2024 (https://www.parlament.ch)
Accès direct au communiqué du Conseil fédéral du 8 août 2024 (https://www.admin.ch)
Accès direct à la communication du Département fédéral de justice et police du 27 septembre 2024 au Comité des Ministres (https://rm.coe.int)