Condamnation de la Suisse pour insuffisance de ses mesures climatiques
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Gender Law Newsletter FRI 2024#2, 01.06.2024 - Newsletter abonnieren
EUROPE: DROITS HUMAINS (CONTRIBUTION INVITÉE)
Arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorInnen et autres contre Suisse (n°53600/20): Contribution invitée de Me Raphaël MAHAIM [1]
L'auteur de cette contribution invitée résume et commente l'arrêt phare rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 9 avril 2024 en matière de lutte contre le changement climatique.
Selon la CourEDH, l’art. 8 CEDH prévoit ainsi un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie. La CourEDH a considéré que la marge d’appréciation des Etats était réduite en ce qui concerne l’engagement à lutter contre le changement climatique, ses effets néfastes et la fixation de buts et d’objectifs à cet égard ; en revanche, la marge d’appréciation des Etats a été reconnue comme large pour le choix des moyens propres à atteindre ces objectifs. La Suisse a été condamnée en raison de mesures lacunaires en droit interne, la loi sur le CO2 (LCO2) et la loi fédérale sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique (LCl) adoptée en votation populaire en 2023 demeurant encore insuffisantes.
La CourEDH avait également à juger d’une violation alléguée de l’art. 6 CEDH (droit à l’accès au juge) en raison du fait que les autorités internes avaient déclaré irrecevables toutes les requêtes et recours formées par les aînées. La CourEDH a retenu une telle violation au motif que la Suisse n’avait pas fourni d’explication convaincante quant au non-examen du bien-fondé des griefs, n’avait pas pris en compte les données scientifiques incontestables concernant le changement climatique et n’avait pas examiné la qualité pour agir de l’association requérante.
Sur le plan procédural, la CourEDH a précisé les critères à remplir pour que la qualité pour agir soit reconnue dans le contexte de lutte contre les effets du réchauffement climatique. La CourEDH n’a pas exclu de façon générale la qualité de victime (art. 34 CEDH) d’une personne individuelle, mais a fixé un seuil particulièrement élevé et difficile à atteindre, afin d’exclure toute forme d’actio popularis. Les aînées ayant agi à titre individuel ne se sont pas vu reconnaître la qualité de victime, en dépit de leur vulnérabilité démontrée. En revanche, la CourEDH a défini de nouveaux critères pour la qualité pour agir des associations et a conclu que l’association des aînées remplissait ces conditions.
Commentaire
Cet arrêt aborde de nombreuses questions passionnantes et fera à n’en pas douter encore couler beaucoup d’encre. S’il ne fallait retenir de cet arrêt de 260 pages (!) que deux aspects – à la fois les plus innovants et les plus importants – il s’agirait probablement de la définition par la CourEDH des obligations positives des Etats en matière de lutte contre le dérèglement climatique et de la (nouvelle) définition des critères pour que soit reconnue la qualité pour recourir d’une association dans le domaine climatique.
Au paragraphe 550 de l’arrêt, la CourEDH a exposé les obligations positives des Etats en matière de lutte contre le dérèglement climatique. Ce faisant, la CourEDH a fait réellement œuvre de pionnière en exposant à quoi doit ressembler le dispositif d’un Etat afin qu’il fournisse une contribution suffisante à la limitation de l’élévation de la température à 1,5 °C. En substance, les Etats doivent fixer des objectifs de réduction de gaz à effet de serre calculés sur la base des meilleures connaissances scientifiques disponibles et permettant d’atteindre la neutralité carbone, doivent disposer d’un budget CO2 tenant compte de leur responsabilité historique et du budget CO2 restant à l’échelle globale et doivent veiller, par un système de suivi des émissions, à ce que les objectifs soient effectivement atteints et à ce que des mesures correctrices soient prises au besoin.
En admettant la qualité pour agir d’une association dédiée à la protection des droits humains dans le domaine climatique, la CourEDH a tenu compte de la nature particulière des dérèglements climatiques. Il s’agit d’un enjeu global qui touche potentiellement les droits de très nombreuses personnes, pour ne pas dire de l’ensemble de l’Humanité. La CourECH a donc reconnu l’importance de l’action collective et de la répartition intergénérationnelle de l’effort dans le domaine du changement climatique, ce qui justifie l’élargissement des critères permettant de reconnaître la qualité pour recourir d’une association (§ 489 ss).
Cet arrêt s’inscrit dans un mouvement général qui n’a cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années. Le contentieux climatique s’est dans un premier temps déployé devant les tribunaux nationaux (Urgenda contre Pays-Pays, Notre Affaire à tous contre France, Neubauer contre Allemagne, etc…) et trouve désormais une place de choix devant les juridictions supranationales. La Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye prépare actuellement un avis consultatif sur les obligations des États en matière de changement climatique. Nul doute que les considérants de la CEDH dans l’affaire des Klimaseniorinnen constitueront une source importante d’inspiration pour la CIJ.
[1] L’auteur fait partie, aux côtés de Me Cordelia Bähr (Zurich), Me Martin Looser (Zurich), Jessica Simor KC (Londres) et Marc Willers KC (Londres), des avocats des aînées pour le climat.
Accès direct à l’arrêt (https://hudoc.echr.coe.int)