Vers une réduction du temps de travail ?
Time to dream
SUISSE: TEMPS DE TRAVAIL
2019Par Karine LEMPEN
Le Parlement fédéral discute actuellement d’un assouplissement des normes relatives à la durée et à l’enregistrement du temps de travail. S’appuyant sur l’argument de la «conciliation travail-famille », notamment, un avant-projet du 18 juin 2018 propose d’introduire « un régime de flexibilité partielle dans la loi sur le travail »[1]. Or, il existe différentes formes de flexibilité et toutes n’ont pas nécessairement vocation à faciliter la conciliation entre le travail rémunéré et le travail de soin (care) gratuit. Loin s’en faut. Lorsque la flexibilisation rend plus difficile l’identification du « temps de travail » et la rémunération des heures supplémentaires, les tensions entre vie professionnelle et vie privée peuvent au contraire s’exacerber.
Prenons l’exemple du télétravail à domicile au moyen des outils numériques (Home Office). Si un meilleur équilibre entre la profession et les autres facettes de l’existence est régulièrement cité parmi les principaux avantages du télétravail à domicile, le brouillage des frontières entre les différentes sphères peut aussi conduire à négliger les tâches domestiques et générer des conflits familiaux. Le risque de tensions est particulièrement présent lorsque le télétravail n’est pas effectué, sur une base régulière, à la place du travail de bureau mais, de façon non rémunérée, en sus des heures contractuellement convenues (phénomène des heures supplémentaires cachées).
Les statistiques révèlent que le travail numérique à domicile est majoritairement accompli par des hommes[2] et que ce sont le plus souvent les femmes, auxquelles la responsabilité principale des tâches domestiques continue d’incomber, qui « concilient » travail rémunéré et travail gratuit en réduisant leur taux d’occupation[3].
Le Comité CEDEF est préoccupé par le fort pourcentage de femmes travaillant à temps partiel, cette modalité d’emploi entraînant des conséquences négatives sur la carrière, les salaires et les prestations de retraite[4].Tant sous l’angle de l’art. 11 CEDEF que de la Convention n° 175 de l’OIT, le recours au temps partiel doit être « librement choisi » et ne saurait entraîner de discrimination. Au niveau de l’Union européenne, une proposition de directive afférente à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée prévoit que les parents et les aidants ayant réduit leur temps de travail devraient avoir le « droit de revenir à leur rythme de travail de départ à la fin d’une période convenue »[5].
Divers pays européens ont introduit un droit de la personne salariée à changer son taux d’occupation, à la baisse ou à la hausse. Les expériences réalisées à l’étranger montrent que le droit de réduire le temps de travail est – comme dans l’administration fédérale en Suisse[6] – principalement exercé par des femmes et n’a donc pas pour effet d’augmenter significativement le nombre d’hommes employés à temps partiel[7]. De tels aménagements n’entraînent aucune remise en question fondamentale de la norme du « travailleur masculin à plein temps ».
Dans ce contexte, le« Manifeste pour la grève féministe et des femmes* 14 juin 2019 » remet à l’ordre du jour la discussion sur une réduction généralisée de la durée maximale de la semaine de travail. En Suisse, vu les débats parlementaires susmentionnés visant au contraire à permettre un dépassement des limites en vigueur, ce projet de société paraît, à première vue, dénué de toute chance de succès. Mais qui sait ? La Grève du 14 juin 2019 a le mérite de nous interrompre dans notre course effrénée à la « conciliation » pour prendre enfin le « Temps de rêver »[8].
[2] Rapport du Conseil fédéral du 16.11.2016 sur le télétravail, ch. 4.2.3.
[3] OFS, Le travail à temps partiel en Suisse 2017, Neuchâtel 2019.
[4] CEDEF, Obs. fin. Honduras, no7-8/2016 (Doc. NU CEDAW/C/HND/CO/7-8), § 36.a.
[5] Proposition de directive du 26 avril 2017 COM (2017) 253 final, § 21.
[6] En2017, sur 194 personnes ayant fait usage du droit prévu par l’art. 60a OPers de réduire son taux d’occupation, 70% étaient des femmes: OFPER, Rapport sur la gestion du personnel – Exercice 2017, mars 2018, 12-13.
[7]Voir Steiger-SackmannSabine, Anspruch auf Änderung des Arbeitspensums - Anregungen zur Stärkung der Zeitsouveränität von Arbeitnehmende, in : Sui-generis 2018, pp. 237-254 (open access), N 35-37, 40.
[8]Allusion à ConaghanJoanneA. F., Time to Dream: Flexibility, Families and Working Time, in : Judy Fudge/Rosemary Owens (édits), Precarious Work, Women and the New Economy: The Challenge to Legal Norms, 2006, pp. 101-129.
La présente contribution est inspirée de :
LEMPEN Karine/MAJOR Marie, Les normes de l’OIT et les discours sur le temps de travail en Suisse. Vers un contrôle accru des personnes salariées sur leur temps), in L'OIT et le droit social en Suisse : 100 ans et après ? [Stéphanie Dagron, Anne-Sylvie Dupont, Karine Lempen, édit.], (Université de Genève / Editions juridiques libres) 2019, p. 81-135. Open access : https://www.unige.ch/droit/berenstein/publications/