Devoir conjugal ne prenant pas en considération le consentement aux relations sexuelles
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Gender Law Newsletter FRI 2025#1, 01.03.2025 - Newsletter abonnieren
EUROPE: DROIT PÉNAL (CONTRIBUTION INVITÉE)
Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 23 janvier 2025, H.W. contre France (requête n°13805/21): Contribution invitée de Kiana ILYIN
Obligation matrimoniale contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps ainsi qu’à l’obligation positive de prévention pesant sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles: Violation de l’art. 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).
I. En fait
Le 9 juillet 2015, Madame H. W., ressortissante française (ci-après : la requérante), assigna son époux en divorce pour faute. En plus d’avoir privilégié sa carrière professionnelle sur sa vie familiale, ce dernier se serait montré irascible, violent et blessant (§ 8). Son conjoint demanda reconventionnellement que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de son épouse, au motif notamment que celle-ci n’aurait pas respecté son devoir conjugal pendant plusieurs années. À titre subsidiaire, il demanda le divorce pour altération définitive du lien conjugal (§ 9).
En juillet 2018, le juge aux affaires familiale du tribunal de grande instance prononça le divorce pour altération définitive du lien conjugal. Il estima que les griefs allégués n’étaient pas étayés et que le divorce ne pouvait donc pas être prononcé pour faute. En particulier, les problèmes de santé de la requérante justifiaient l’absence de relations intimes soulevé (§ 10). La requérante fit appel à l’encontre de ce jugement (§ 11).
Dans un arrêt du 7 novembre 2019, la cour d’appel prononça le divorce aux torts exclusifs de la requérante. Elle considéra que la requérante avait admis avoir cessé toute relation intime avec son mari pendant une longue période, ce qui constituait une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune. Selon elle, les problèmes de santé de la requérante «ne peuvent excuser le refus continu opposé par l’épouse à partir de 2004 à des relations intimes avec son mari, et ce pendant une durée aussi longue» (§ 14). En septembre 2020, le pourvoi en cassation de la requérante contre cet arrêt fut rejeté (§ 19).
II. En droit
À titre préjudiciel, il convient de mentionner que selon la jurisprudence française, les époux ont un «devoir conjugal», soit une obligation d’entretenir des rapports sexuels, dont l’inexécution peut être un motif de divorce (§ 23). En particulier, il ressort d’un arrêt de la Cour de cassation de 1997 que «l’absence prolongée de relations intimes imputées à l’épouse» permet le prononcé d’un divorce à ses torts exclusifs lorsqu’elle n’est pas «justifiée par des raisons médicales suffisantes». Cette jurisprudence est régulièrement appliquée par les juridictions de première instance et d’appel (§ 24 et 25). En outre, le non-respect du devoir conjugal peut donner lieu à une action indemnitaire à l’encontre de l’époux fautif (§ 27).
La requérante se plaint de la violation de l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée), puisque son divorce a été prononcé pour faute au motif qu’elle s’était soustraite à son devoir conjugal (§ 36).
La Cour européenne des droits de l'homme (ci-après "la Cour") commence par rappeler que le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH) garantit la liberté sexuelle (§ 62). Or une ingérence des pouvoirs publics dans ce droit ne peut se justifier que si elle repose sur une base légale, vise un ou plusieurs buts légitimes et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (art. 8, § 2 CEDH; § 64).
A. L’existence d’ingérences
Selon la Cour, la réaffirmation du devoir conjugal et le prononcé du divorce pour faute en raison de l’absence de rapports sexuels sont des ingérences dans le respect du droit à la vie privée ainsi que dans la liberté sexuelle et le droit de disposer de son corps de la requérante (§ 71).
Ces ingérences sont examinées sous l’angle des obligations négatives des Etats parties à la CEDH par la Cour puisqu’elles sont le fait d’autorités publiques (§ 72).
B. La justification des ingérences
Après avoir constaté que les ingérences étaient «prévues par la loi» au sens de l’art. 8, § 2 CEDH et reposaient sur une jurisprudence ancienne mais constante (cf. ci-dessus) (§ 73 ss), la Cour explique que l’objectif poursuivi est le droit de chaque époux à mettre un terme à leur mariage lorsque la poursuite de la vie commune n’est plus possible, ce qui peut être rattaché à la «protection des droits et libertés d’autrui» au sens de cette disposition (§ 81 et 82).
Quant à l’élément de nécessité des ingérences, la marge d’appréciation des autorités nationales est restreinte en l’espèce, puisque celles-ci touchent à l’un des aspects les plus intimes de la vie de la requérante. Partant, seules des raisons particulièrement graves peuvent justifier l’ingérence des pouvoirs publics en matière de sexualité (§ 85). Cependant, le «devoir conjugal» au sens du droit civil français ne laisse aucune place au principe du consentement en cas de relations sexuelles, alors que cette notion est une limite fondamentale à l’exercice de la liberté sexuelle d’autrui (§ 86). Or en l’absence de consentement, un acte sexuel représente une violence sexuelle (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 décembre 2003, M.C. contre Bulgarie [Requête n°39272/98], § 163). La Cour rappelle que selon une jurisprudence constante, l’art. 8 CEDH, seul ou en combinaison avec l’art. 3 CEDH, impose aux États contractants d’instaurer et de mettre en œuvre un cadre juridique permettant de protéger les individus contre les actes de violence commis par des particuliers (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 12 novembre 2013, Söderman contre Suède [Requête n°5786/08], § 80). D’ailleurs, la Convention du Conseil de l’Europe du 11 mai 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), ratifiée par la France, prévoit également des obligations de protection face aux violences domestiques et sexuelles (§87).
En l’espèce, le «devoir conjugal» ne garantit pas le libre consentement aux rapports sexuels alors même que sa violation entraîne des conséquences juridiques, à savoir le prononcé d’un divorce pour faute et l’action indemnitaire (§ 88).
La Cour en conclut que l’existence d’un «devoir conjugal» comme obligation découlant du mariage est contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps. En outre, elle porte atteinte à l’obligation positive de prévention contre les violences domestiques et sexuelles des États contractants (§ 89). Or il n’existe, en l’espèce, aucune raison particulièrement grave qui serait à même de justifier une ingérence dans le domaine de la sexualité. L’époux de la requérante pouvait demander le divorce pour un autre motif, à savoir pour altération définitive du lien conjugal, en veillant à respecter les dispositions de procédure applicables (§ 92).
Par conséquent, la Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de l’art. 8 CEDH.
III. Commentaire
Contrairement à l’avis du Gouvernement français et à juste titre, la Cour relève que l’incrimination des abus sexuels ne suffit pas à assurer la protection de la liberté sexuelle des conjoints. En effet, le droit pénal ne prive pas d’effet les dispositions du droit civil qui introduisent une obligation matrimoniale à charge des époux (§ 90). Or le «devoir conjugal» tel que conçu et réaffirmé par les juridictions françaises s’apparente, selon nous, à une «obligation de consentir» aux relations intimes entre époux, ce qui n'est pas dans l’alignement des engagements internationaux pris par la France contre les violences domestiques et sexuelles. En particulier, la Convention d’Istanbul prévoit aux art. 5, § 2, et 12, § 2, des obligations de prévention pour les formes de violences couvertes par son champ d’application. Les Etats parties doivent donc agir avec diligence et prendre les mesures nécessaires pour prévenir les violences domestiques et sexuelles commises par des personnes physiques.
Accès direct à l'arrêt (https://hudoc.echr.coe.int)
Note de la rédaction: cf. la recommendation n°95 de la Coalition féministe pour une loi intégrale contre les violences sexuelles, dont le projet est présenté dans notre newsletter, qui demande de supprimer le devoir conjugal en France.